jeudi, mars 28, 2024

Felwine Sarr : « Le Sénégal est un pays de débats, mais ceux-ci restent souvent superficiels »

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Figure intellectuelle du Sénégal, Felwine Sarr reprend en main la librairie Athéna de Dakar, avec Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia Diouf. Rencontre avec un libre penseur vivifiant.

Jimsaan, la maison d’édition dont il est l’un des trois cofondateurs, porte le nom d’une rizière de Niodior, une île du Saloum où lui-même a fait ses premiers pas et où, enfant, il revenait en famille passer les grandes vacances. Révélé en 2009 par Dahij, son premier texte, publié par Gallimard, Felwine Sarr, 41 ans, fait germer réflexions philosophiques, méditations poétiques et mélodies polyglottes comme d’autres font pousser du riz. Écrivain, il privilégie la quête spirituelle et le cheminement introspectif, s’autorisant la plus totale liberté stylistique, comme dans ses récentes Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012). Producteur, musicien et parolier, il promène sa guitare acoustique sur les scènes du Sénégal. Universitaire, il dirige deux UFR à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (sciences économiques ; civilisations, religions, arts et communication).

Aux côtés de ses complices écrivains Boubacar Boris Diop, 67 ans, et Nafissatou Dia Diouf, 40 ans, Felwine Sarr est en train d’ajouter quelques lignes à un CV déjà foisonnant. Avec Jimsaan, structure polyvalente créée en juillet 2013, ce quadra jamais rassasié fait ses débuts de libraire, d’éditeur, d’agitateur d’idées et de producteur. « Ce qui relie mes différentes identités, de la littérature au savoir académique, c’est le désir de transmettre, d’aller à la rencontre de l’autre et de partager », analyse celui qui a délaissé les rizières de son Saloum natal pour irriguer d’autres cultures.

JEUNE AFRIQUE : Qu’est-ce qui a amené le trio d’écrivains que vous formez avec Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia Diouf à devenir libraire ?
FELWINE SARR : Lina Husseini, l’ancienne propriétaire de la librairie dakaroise Athéna, nous a fait savoir qu’elle désirait la revendre et qu’elle souhaitait vivement que nous la reprenions tous les trois. Nous avions alors d’autres projets, en particulier la création de notre maison d’édition, mais nous avons estimé que c’était une très belle librairie, bien située, jouissant d’une excellente réputation. Cela entrait dans le projet culturel global qui était le nôtre, nous nous sommes donc lancés.

Comment se décline ce projet ?
Nous souhaitons faire d’Athéna un lieu-carrefour du débat d’idées, où nous organiserons des rendez-vous réguliers. Ce sera plus qu’une librairie : un espace de proposition culturelle. Pour la maison d’édition que nous venons de créer à Saint-Louis, nous mettrons en avant le sérieux et l’exigence. Il existe ici un lectorat prêt à investir dans des livres de tous horizons si on lui présente une offre de qualité. Nous voulons installer un label sans compromission, en publiant peu si nécessaire. Si ce label s’impose, il deviendra viable économiquement. Mais nous n’avons pas l’intention de faire du livre religieux ou du roman à l’eau de rose pour atteindre cet objectif.
Le Sénégal aime la confrontation d’idées, mais cette aspiration au débat semble parfois tourner en rond, sans déboucher sur une véritable réforme des modes d’action…

Le Sénégal est un pays de débats, mais ceux-ci restent souvent superficiels. Il y a un certain nombre de questions épineuses que les intellectuels n’abordent pas frontalement.

La parole est déjà un acte, encore faut-il qu’elle soit vraie. Le Sénégal est un pays de débats, mais ceux-ci restent souvent superficiels. Il y a un certain nombre de questions épineuses que les intellectuels n’abordent pas frontalement. Par exemple, la place du religieux, la chape de plomb que fait peser le groupe sur l’individu, ou encore la question de notre rapport au monde occidental. La parole consensuelle est libre. Mais celle qui touche aux problèmes de fond, aux tabous, expose son auteur à en payer le prix. Nous aimerions promouvoir un espace de débats exigeant en mettant en avant des gens qui ont eu à creuser en profondeur. C’est le dialogue sans poids qui mène à l’inaction.

Vous risquerez-vous à aborder ces problématiques épineuses ?

Aucune n’est a priori exclue ni taboue. Nous nous efforcerons de ne pas tomber dans le double piège intellectuel qui consisterait, d’un côté, à éviter certains sujets pour ne pas être victime de l’anathème, ou de l’autre à chercher par principe à choquer ou à créer la polémique. Le poids du religieux est une question centrale qui ne peut plus être traitée dans les chaumières, en privé : elle doit faire l’objet d’un débat intellectuel sérieux. C’est à nous de réfléchir aux questions qui nous semblent urgentes, hic et nunc, dans notre processus d’émancipation, plutôt que de rester à la remorque des débats contemporains à la mode dans d’autres espaces géographiques et culturels.

Vous êtes reliés tous les trois par une certaine forme d’engagement qui emprunte toutefois des chemins différenciés.

Nos engagements respectifs sont complémentaires. Boris est né avant les indépendances. Chez lui, l’engagement prend naturellement une forme politique. Nafissatou emprunte une voie moins frontale et tranchée, comme dans Socio Biz, où elle porte un regard ironique et subtil sur la société sénégalaise. De mon côté, je développe une forme d’engagement plus introspectif. Je suis convaincu que la vraie liberté c’est la conscience individuelle, ce que j’ai tenté de développer dans Dahij. La véritable guerre est à l’intérieur de nous-mêmes. Je prône une révolution radicale des individus.

Sur quelles dimensions doit porter cette « révolution radicale des individus » ?

L’individuation n’est pas l’individualisme. Ce n’est pas un égoïsme obtus, replié sur lui-même. Pour qu’il y ait de la créativité, pour que le groupe social aille de l’avant, il est essentiel que l’individu puisse s’épanouir en explorant d’autres voies. Nous sommes soumis à une forme de grand écart entre nos traditions et notre aspiration à la modernité. Il existe des éléments d’inertie et des éléments dynamiques, à nous d’en dresser l’inventaire : que conservons-nous ? Que laissons-nous de côté ? Qu’enrichissons-nous ? Nous ne pouvons pas demeurer dans la répétition. Un héritage assumé, c’est un héritage que l’on enrichit à chaque génération. À nous de le faire librement, sans nous laisser imposer une réalité qui ne serait pas la nôtre, mais en évitant aussi une forme de fétichisme des origines qui boucherait notre horizon.

Qu’il s’agisse de la littérature ou de la pensée africaine, n’y a-t-il pas un culte excessif des grands anciens ?

Il est vrai que nous avons tendance à nous tourner systématiquement vers les figures tutélaires, comme si le temps s’était arrêté. C’est le réflexe d’un groupe social dont la structure mentale s’est construite sur le référent à l’aîné. Il faut de l’indiscipline, nous devons savoir prendre des chemins de traverse car c’est aussi du chaos que naît la créativité. Un monde qui finit n’est pas synonyme de fin du monde.

On a beaucoup stigmatisé la « Françafrique ». Désormais, ce sont les ONG et les institutions internationales qui semblent avoir pris le relais de la tutelle postcoloniale..

Les indépendances n’ont pas achevé l’oeuvre de la décolonisation. Les rapports de force sont toujours asymétriques et les rapports de domination subsistent dans tous les mécanismes de nos relations, même s’ils sont devenus plus subtils. Les politiques économiques, de santé publique, d’éducation, doivent demeurer du ressort des États, c’est une question d’autorité politique et de souveraineté. Le prix à payer, c’est de savoir renoncer parfois à certains financements s’ils doivent nous conduire à abandonner cette souveraineté. L’émancipation, ça se construit et ça nécessite de faire des choix de rupture tout en acceptant d’en payer le prix. Encore faut-il se livrer préalablement à un véritable travail de réflexion afin d’identifier nos choix. Si cet espace-là est vide, on en revient au prêt-à-penser qui nous est servi.

Justement, la philosophie du « développement » à l’occidentale n’est-elle pas un angle mort de la pensée critique en Afrique de l’Ouest ?

Dans mon cours d’économie, depuis cinq ans, je m’attache à déconstruire les notions qui sous-tendent le concept de développement économique. Nous sommes encore sous le joug de la doxa « développementiste », qui nous a été vendue comme la version profane du salut. À l’arrivée, tout le monde est convaincu que c’est le seul chemin possible.

La croissance, ce n’est pas le développement : on peut accroître les richesses sans pour autant transformer qualitativement la vie des gens.

Un autre dogme consiste à prôner une modalité unique pour faire face aux besoins des sociétés. Le développement à l’occidentale est une forme de réponse que l’Histoire a livrée à un moment donné. À chaque société de définir ce qu’elle entend par « progrès social ». La proposition « développementiste » semble généreuse, ce qui la rend difficilement critiquable. Mais elle n’est, au fond, qu’une construction idéologique.

Jeuneafrique.com

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